Newsletter trimestrielle n°23

Première newsletter du cabinet Buk Lament-Robillot depuis la rentrée judiciaire.
Compte tenu de la coupure estivale, les juridictions suprêmes ont rendu peu de décisions de principe en dehors d’un arrêt du Conseil d’Etat en droit fiscal qui marque un pas jurisprudentiel notable sur la déductibilité des management fees.
D’autres décisions, si elles reprennent des principes déjà établis, méritaient également d’être mentionnées, eu égard aux circonstances d’espèce auxquelles elles s’appliquent.
Cette 23ème newsletter revient sur ces arrêts pour en rappeler de manière concise la portée jurisprudentielle et l’intérêt juridique et pratique.

Droit Civil

Responsabilité à l’égard du maître de l’ouvrage – Solidarité du fabricant d’un ouvrage, d’une partie d’ouvrage ou d’un élément d’équipement – Elément pouvant entraîner la responsabilité solidaire – Condition

Civ. 3, 14 septembre 2023, n°22-17.001

Dans cet arrêt, la troisième Chambre civile de la Cour de cassation rappelle les conditions dans lesquelles un vendeur peut être exceptionnellement tenu des garanties légales des articles 1792 et suivants du code civil, solidairement avec les locateurs d’ouvrage, sur le fondement de l’article 1792-4 du code civil aux termes duquel « le fabricant d’un ouvrage, d’une partie d’ouvrage ou d’un élément d’équipement conçu et produit pour satisfaire, en état de service, à des exigences précises et déterminées à l’avance, est solidairement responsable des obligations mises par les articles 1792, 1792-2 et 1792-3 à la charge du locateur d’ouvrage qui a mis en œuvre, sans modification et conformément aux règles édictées par le fabricant, l’ouvrage, la partie d’ouvrage ou élément d’équipement considéré ».

Elle a ainsi cassé un arrêt qui, pour retenir la responsabilité de plein droit d’un vendeur ayant fourni des groupes à froid dans le cadre de travaux tendant au remplacement des installations de production de froid et de climatisation dans un bâtiment technique, avait considéré que ces travaux étaient passés par la réalisation de réseaux hydrauliques nouveaux, la mise en place de canalisations nouvelles nécessitant des percements, et de liaisons électriques nouvelles, qu’ils revêtaient une importance capitale pour l’activité du maître de l’ouvrage et que, compte tenu de leur nature, de leur ampleur et de leur importance, ils étaient un élément constitutif de l’ouvrage.

Elle a jugé qu’en se déterminant ainsi, sans caractériser en quoi les éléments fabriqués par la société défenderesse étaient de la nature de ceux visés à l’article 1792-4 du code civil, la cour d’appel a privé sa décision de base légale.

En effet, la cour d’appel s’était contentée de relever que les travaux dans le cadre desquels la chose avait été fournie constituaient un ouvrage au sens de l’article 1792 du code civil pour en déduire que la chose fournie en était un élément constitutif, de sorte que son vendeur engageait sa responsabilité de plein droit.

Elle n’avait pas recherché si ces éléments avaient été conçus et produits pour satisfaire, en état de service, à des exigences précises et déterminées à l’avance, et s’ils avaient été mis en œuvre sans modification, ou autrement dit, si les éléments fournis avaient été spécialement conçus pour répondre aux besoins de la réhabilitation du bâtiment litigieux.

La censure s’imposait.

Assurance de personnes – Assurance-vie – Information du souscripteur – Note d’information sur les dispositions essentielles du contrat – Contenu – Détermination – Portée

Civ 2, 12 octobre 2023, n°21-24.155

Dans cet arrêt, la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation rappelle l’étendue des informations qu’un assureur doit obligatoirement faire figurer dans la notice d’information qu’il remet à l’assuré avec sa proposition d’assurance ou de contrat d’assurance sur la vie.

Elle rappelle ainsi que selon l’article L. 132-5-1 du code des assurances, dans sa rédaction antérieure à la loi n°2005-1564 du 15 décembre 2005, et l’article A. 132-4 du même code, auquel renvoie ce texte, l’entreprise d’assurance ou de capitalisation doit remettre à l’assuré, contre récépissé, une note d’information sur les dispositions essentielles du contrat, lesquelles sont énumérées en annexe de l’article A. 132-4 précité et incluent notamment les « frais et indemnités de rachat et autres frais prélevés par l’entreprise d’assurance, mentionnés au premier alinéa de l’article R. 132-3 », le « taux d’intérêt garanti », les « garanties de fidélité, [les] valeurs de réduction et [les] valeurs de rachat ».

La question s’est posée de savoir si l’assureur pouvait se dispenser de toute information à ce sujet, si le contrat ne prévoyait pas de frais de rachat, de taux d’intérêt garanti, ou de valeurs de réduction ou s’il devait préciser, au contraire, expressément à l’assuré que le contrat ne les prévoyait pas.

La Cour de cassation tranche en faveur de la deuxième option, réitérant ainsi une solution récente (v. Civ 2, 11 mars 2021, n°18-12.376, B ; 16 décembre 2021, n°19-23.907, B ; 15 décembre 2022, n°21-15.980, B).

Elle se fonde à la fois sur la lettre et l’esprit des dispositions précitées du code des assurances.

D’une part, elle relève qu’ « aucun de [ces] textes ne prescrit que ces mentions n’ont pas lieu d’être portées dans la note d’information » dans une telle hypothèse.

D’autre part, elle souligne que ces informations sont « essentielles pour permettre au souscripteur d’apprécier la compétitivité de ce placement ainsi que les risques inhérents à l’investissement envisagé, par suite, la portée de son engagement ».

Et elle en déduit qu’« il incombe à l’assureur de mentionner, dans la note d’information qu’il délivre [à l’assuré, souscripteur d’une assurance sur la vie], que le contrat ne prévoit pas de frais de rachat, de taux d’intérêt garanti ni de valeurs de réduction ».

Autrement dit, elle considère que l’assureur doit reprendre systématiquement toutes les rubriques de la notice prévues par les textes et ne peut en omettre une, au motif qu’elle serait sans objet dans le contrat proposé. Le fait que le contrat ne prévoit ni frais de rachat, ni taux d’intérêt garanti ni de valeur de réduction est en soi une information essentielle qui doit être délivrée.

La solution présente une importance toute particulière puisque le défaut de remise d’une note d’information conforme a pour effet de proroger le délai de renonciation de l’assuré jusqu’au 30ème jour suivant la date de sa remise effective.

Indivision – usage privatif de la chose indivise – indemnité

Civ.1, 20 septembre 2023, n°21-23877

Cette décision rappelle une solution désormais bien inscrite dans la jurisprudence relative à la caractérisation de jouissance exclusive d’un bien indivis.

Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la jouissance privative résulte de l’impossibilité de droit ou de fait pour les coïndivisaires d’user de la chose (Civ.1, 8 juillet 2009, B. 160 ; 29 juin 2011, n° 10-15634 ; 31 mars 2016, n° 15-10748, B).

Les juges du fond doivent dès lors caractériser un usage exclusif du bien indivis par l’un des indivisaires (voir par ex. : Civ.1, 13 janvier 1998, B. 12 ; 19 décembre 2000, n° 99-15248 ; 29 juin 2011, n° 10-20384 ; 21 novembre 2012, n° 11-25276 ; 29 mai 2013, n° 12-13638 ; 28 mai 2014, n° 13-14266 ; 1er juin 2017, n° 16-17887).

La Cour de cassation exerce un contrôle des motifs par lesquels les juges du fond retiennent ou excluent une jouissance privative du bien indivis par l’un des indivisaires (ex : Civ.1, 3 octobre 2019, n°18-20430, B).

Selon la jurisprudence, l’indemnité que l’article 815-9 du code civil met à la charge de l’indivisaire en contrepartie du droit pour lui de jouir privativement d’un bien indivis est due, même en l’absence d’occupation effective (Civ.1, 14 janvier 2015, n° 13-28069).

Aussi, le fait, pour un coindivisaire, de détenir les clefs d’un immeuble indivis, en ce que cela lui permet d’en avoir seul la libre disposition, suffit à caractériser une jouissance privative et exclusive (voir par ex. : Civ.1, 30 juin 2004, B. 194 ; 21 novembre 2012, n° 11-20365 ; 31 mars 2016, n° 15-10748, B ; 22 juin 2016, n° 15-20766).

Telle est à la solution que vient de rappeler la première Chambre civile dans son arrêt rendu le 20 septembre dernier.

Cautionnement – caractère disproportionné – preuve – fiches de renseignements – absence d’anomalies apparentes

Com, 20 septembre 2023, n°22-14751

La Cour de cassation réitère, à l’occasion de cette affaire, une jurisprudence constante selon laquelle la caution qui a rempli, à la demande de la banque, une fiche de renseignements relative à ses revenus et charges annuels et à son patrimoine, dépourvue d’anomalies apparentes sur les informations déclarées, ne peut, ensuite, soutenir que sa situation financière était en réalité moins favorable que celle qu’elle a déclarée au créancier (Com. 20 avril 2017, n° 15-16184 ; 14 novembre 2019, n° 18-16943 ; 27 novembre 2019, n° 18-18511 ; 15 décembre 2021, n° 20-16662).

Une telle solution est justifiée. La caution est en effet tenue, comme tout contractant, à une obligation de loyauté vis-à-vis du créancier.

Dès lors, la caution qui a rempli, à la demande de la banque, une fiche de renseignements relative à ses revenus et charges annuels et à son patrimoine, dépourvue d’anomalies apparentes sur les informations déclarées, ne peut, ensuite, soutenir que sa situation financière était en réalité moins favorable que celle qu’elle a déclarée au créancier (Civ.1, 24 mars 2021, n° 19-21254).

Ce n’est que lorsque la fiche de renseignements produite par le créancier professionnel est entachée d’une anomalie apparente que les juges du fond sont autorisés, pour apprécier l’existence d’une disproportion, à se fonder sur d’autres éléments de preuve versés aux débats (Com. 10 février 2015, n° 13-27141).

La Cour de cassation a censuré la cour d’appel pour avoir rejeté les demandes de la banque formées contre la caution alors que cette dernière avait rempli les fiches de renseignements dont elle ne soutenait pas, en cause d’appel, qu’elles étaient affectées d’anomalies apparentes, et en y déclarant son patrimoine sans mentionner être débiteur du solde d’un crédit immobilier.

La cour d’appel aurait dû en déduire l’absence de caractère manifestement disproportionné du cautionnement en cause.

Après cassation, la Cour de cassation a réglé l’affaire au fond dès lors qu’il résultait, a-t-elle précisé, des fiches de renseignements établies par la caution et auxquelles la banque était en droit de se fier, que les cautionnements n’étaient pas manifestement disproportionnés au patrimoine déclaré par la caution. Elle a ainsi, elle-même, confirmé le jugement frappé d’appel.

Procédure Civile

Autorité de chose jugée – appel – effet dévolutif – caution et débiteur

Com, 20 septembre 2023, n°22-14751

Dans le même arrêt précité, relatif à l’absence de caractère disproportionné d’un cautionnement, la Cour de cassation a eu l’occasion, de faire application de sa jurisprudence selon laquelle, si un codébiteur solidaire néglige de relever appel du jugement l’ayant condamné en première instance ou de se joindre au recours recevable formé par l’autre débiteur, ce jugement a force de chose jugée contre lui, même s’il est réformé sur l’appel de ce dernier (Com. 9 avril 2002, n° 99-19600 ; 13 octobre 2015, n° 14-17118).

Ainsi, si la caution forme, seule, un appel contre le jugement l’ayant condamnée solidairement avec le débiteur principal à payer une somme d’argent au créancier et que le débiteur principal n’a pas interjeté appel ni ne s’est joint au recours de la caution, le jugement devient irrévocable dans les rapports entre le débiteur principal et le créancier.

Cette jurisprudence, réitérée par la Cour de cassation à l’occasion de la présente affaire, présente l’intérêt de la pédagogie dès lors que la Haute juridiction rappelle, successivement le principe de l’autorité de chose jugée et celui de l’effet dévolutif de l’appel qui défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent et que la dévolution ne s’opère pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible.

En l’occurrence, dès lors que seule la caution avait interjeté appel et que le débiteur principal ne s’était pas joint à l’instance, et que l’appel ne tendait pas à la nullité du jugement et que la condamnation solidaire du débiteur et de la caution n’était pas indivisible, il en résultait que le jugement était devenu irrévocable dans les rapports entre le créancier et le débiteur principal.

En infirmant pourtant le jugement en ce qu’il avait condamné solidairement le débiteur et la caution, la cour d’appel a méconnu l’ensemble des principes précités.

Droit Social

Heures supplémentaires – Preuve- tableaux et fiches journalières produites par le salarié- éléments suffisamment précis

Soc. 13 septembre 2023, n° 22-14.499

Dans cette affaire, la Cour de cassation a réaffirmé sa solution déjà consacrée, tendant à censurer les décisions des juges du fond qui, pour débouter un salarié de sa demande en paiement d’heures supplémentaires, font peser la charge de la preuve sur le seul salarie´ en violation de l’article L. 3171-4 du code du travail (Soc. 10 mars 2021, n° 19-18.108 ; 10 mai 2023, n° 21-21.788).

Elle a rappelé qu’il résulte des dispositions de l’article L. 3171-4 du code du travail, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments.

Ainsi, selon la Chambre sociale, la cour d’appel qui, pour débouter le salarié de sa demande au titre des heures supplémentaires, retient, d’une part, que le salarié produit des tableaux et des fiches journalières intitulées « mains courantes » faisant apparaître un nombre d’heures travaillées supérieur au nombre d’heures payées, que toutefois, ces dernières ne couvrent pas la totalité de la période concernée par la demande, que par ailleurs, les pièces versées contiennent des incohérences entre elles, que de plus, l’intéressé soutient qu’il a été amené à terminer fréquemment ses journées de travail après 20 heures alors qu’il ressort des pièces du dossier de l’employeur que le chantier sur lequel il était affecté prévoyait une présence jusqu’à 18 heures et que la réalité des autres services qu’il prétend avoir effectués aux mêmes dates ne ressort pas précisément des documents versés au dossier, et d’autre part, qu’il ressort des attestations de ses collègues que le salarié était connu pour « gonfler ses heures » et que pour sa part, l’employeur apporte au dossier un planning précis sur les horaires effectués par l’intéressé, ce dont elle a déduit que les éléments apportés par le salarié n’étaient pas suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétendait avoir accomplies, n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations dont il résultait que le salarié présentait des e´le´ments suffisamment pre´cis pour permettre à l’employeur de répondre et, faisant ainsi peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé l’article L. 3171-4 du code du travail.

Droit Public

Actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles commises à l’occasion de la passation d’un marché public – Prescription – point de départ – participation des organes dirigeants à ces pratiques

CE, Section, 9 mai 2023, Gespace France c/ Région Ile-de-France, req. n° 451.710, publié au recueil Lebon

Dans le prolongement de l’arrêt SNCF Mobilités (CE, 22 novembre 2019, req. n° 41864) et de l’arrêt Société Mersen (CE, 12 octobre 2020, req. n° 432.981) le Conseil d’Etat, après avoir rappelé les délais de prescription applicables aux actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles commises à l’occasion de la passation d’un marché public, confirme que le délai de prescription ne peut commencer à courir avant la date à laquelle la personne publique a eu connaissance de manière suffisamment certaine de l’étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle a été victime de la part des titulaires des marchés.

Il précise cependant que dans l’hypothèse où le préjudice de la personne publique résulte de pratiques auxquelles ses organes dirigeants ont participé, de sorte qu’en raison de leur implication elle n’a pu faire valoir ses droits à réparation, la prescription ne peut courir qu’à la date à laquelle, après le remplacement de ses organes dirigeants, les nouveaux organes dirigeants, étrangers à la mise en œuvre des pratiques anticoncurrentielles, acquièrent une connaissance suffisamment certaine de l’étendue de ces pratiques.


Ensemble immobilier unique – permis de construire unique – constructions distinctes

CE, 12 juin 2023, Société Mas-Cosy, req. n° 468.343

Par cet arrêt, le Conseil d’Etat a rappelé une jurisprudence, désormais bien établie, selon laquelle une construction constituée de plusieurs éléments formant, en raison des liens physiques ou fonctionnels entre eux, un ensemble immobilier unique doit en principe faire l’objet d’une seule autorisation.

Lorsque deux constructions sont distinctes, elles peuvent faire l’objet aussi bien de demandes d’autorisation distinctes que d’une demande d’autorisation unique, laquelle présente alors un caractère divisible. Dans ces deux hypothèses, la conformité aux règles d’urbanisme est appréciée par l’autorité administrative pour chaque construction prise indépendamment.

Cette espèce a permis de préciser les contours concrets de cette jurisprudence.

Le Conseil d’Etat a considéré que l’édification de deux villas distinctes n’ayant en commun qu’un accès à la voie publique et aux réseaux ne permettait pas de les regarder comme constituant un ensemble immobilier unique, alors même qu’elles avaient fait l’objet d’une demande unique de permis de construire.

De sorte que la conformité aux règles d’urbanisme devait être appréciée par l’autorité administrative pour chaque construction prise indépendamment.